Hora fugit - Un peu de Paris
Ce quartier flottant sur la Seine, dont les élégantes façades se dessinent derrière le rideau vert tendre des peupliers trembles, a été bâti tardivement sous le règne de Louis XIII.
Auparavant formée de deux ilôts séparés par un large fossé, l’île Notre-Dame et l'île aux Vaches, ce fut pendant lontemps une ile déserte souvent submergée par les crues de la Seine. Le canal qui séparait les deux îlots assura la vocation défensive de l'enceinte Philippe Auguste où une chaine était tendue entre la tour Barbeau, rive droite et la Tournelle, rive gauche. C'est aujourd'hui la rue Poulletier.
Jusqu'à son aménagement, elle n'était donc guère fréquentée, si ce n'est par quelques vachers, lavandières et pêcheurs. Son urbanisation tardive lui a conféré une parfaite harmonie architecturale ainsi qu'un découpage de rues en damiers, assez unique pour Paris. Bien que l’île ait certes connu quelques amputations et quelques changements de rues, elle reste toutefois un vestige quasi intact du Paris de l’époque Louis XIII. Elle a été épargnée de la vague de démolition sous Haussmann qui a complètement rasé les anciennes bâtisses et les ruelles moyenâgeuses de sa voisine.
C’est entre 1614 et 1643 que l’entrepreneur Christophe Marie, chargé de son aménagement, va procéder à la fusion des deux îlots, à la construction des quais et de deux ponts, à la réalisation d’un plan régulier de rues pavées et à l’édification de luxueux hôtels particuliers sur une même élégante unité de style.
Du quai des Célestins, on peut admirer les façades, cachées en partie par le rideau des arbres qui semble accentuer leur allure un peu hautaine et précieuse tel un écrin renfermant des splendeurs réservées seulement à quelques privilégiés.
Bulle de passé à la surface de l’onde tranquille, l’Île Saint-Louis d’Eugène Atget comme l’écrit Frédéric Vitoux dans "Mes îles Saint-Louis", « est un rêve immobile, relevant aujourd’hui du vertigineux ».
Le Pont Marie, photographié ici depuis le quai des Célestins, est un pont en pierre de taille commencé en 1614 et terminé vers 1630.
Son nom n’est pas un hommage à la mère de Louis XIII ou à la cathédrale toute proche, mais simplement à son constructeur Christophe Marie. Inauguré par Louis XIII, alors âgé de treize ans, il est le deuxième plus vieux pont de Paris après le Pont-Neuf. A sa création, cinquante maisons uniformes occupées par divers artisans y avaient été construites. En mars 1658, c'est vingt maisons qui disparurent sous l’effondrement des deux dernières arches emportées par une crue de la Seine.
Atget a parfaitement capté les miroitements métalliques de la Seine, vert ruban qui enserre l’île cachée à la belle saison par les peupliers trembles.
Le quai d’Anjou qui s’étend du pont Sully au pont Marie est exposé au nord et par conséquent toujours un peu froid. Mais c’est sur ce quai que nous allons découvrir quelques-uns des plus beaux trésors de l’île que sont les fastueux hôtels Lambert et de Lauzun.
Avant de nous y engager, nous pouvons sinon faire une halte, tout du moins jeter un œil au petit square Barye dédié au peintre animalier, terrain minuscule et isolé résultant de la construction du pont de Sully en 1876. Ce n’est pourtant pas la plus grave mutilation engendrée par sa construction. Une amputation plus sévère décidée en 1874 entraina la destruction de l’hôtel Bretonvilliers quai de Béthune, dont le faste, peut-on lire, écrasait l’hôtel Lambert. Dessiné en 1637 par Jean Androuet du Cerceau, il avait les proportions d’un château agrémenté d’une immense terrasse surplombant la Seine. Cette belle échappée sur le fleuve peut encore être appréciée en empruntant la descente sur la berge en contrebas du square.
Par ce matin où dansent des bulles d’or
Comme en un gai petit vin de Touraine,
Ile Saint-Louis, ma belle vieille, traîne
Ces longs voiles et ces mantilles
Qu’autour de toi tisse l’aurore
Vers de Roger Dévigne - Créateur en 1924 de la revue Sémaphore, journal de l’éphémère République de l’île Saint-Louis dont la constitution se voulait calquée sur celle de Venise, la Sérénissime.
Riche parvenu, Jean-Baptiste Lambert, surintendant des Finances sous Louis XIII, fit réaliser en 1644 une des plus belles habitations privées de son temps en faisant appel aux meilleurs artistes de son époque, notamment Le Vau pour l’architecture, Le Sueur et Lebrun pour la décoration intérieure.
De 2007 à 2022, propriété du frère de l'émir du Qatar, l'hôtel a connu de vastes travaux de rénovation fort controversés. Un incendie en juillet 2013 a ravagé une partie de l'hôtel et fait disparaitre un cabinet dit des Bains, réalisé par Eustache Le Sueur. Cette pièce, située au deuxième étage, aurait été l’appartement de Voltaire lorsque sa maîtresse, la marquise du Châtelet fit l’acquisition de l’hôtel.
En 2022, l'hôtel a été racheté par Xavier Niel, fondateur de Free au prix de 200 millions d'euros ...).
Après l’hôtel Lambert, la promenade se poursuit quai d’Anjou le long d’un décor impénétrable de pierre. Nous passons devant l'hôtel de Marigny au n°5 construit en 1633 et qui appartint plus tard au marquis Poisson de Marigny, frère de Madame de Pompadour. Puis devant l'hôtel Thorigny qui appartint à Louis Lambert de Thorigny. Il se fit également construire les bâtiments du numéro 9 au 15 quai d’Anjou. Il faut dire que sa charge de Président à la Chambre des Comptes lui permit d’amasser une grande fortune, il posséda ainsi plus de quatorze maisons dans l’île …
Les regards sont immédiatement attirés par le balcon en fer forgé de l'hôtel de Lauzun qui ondule majestueusement sur ses trois consoles de pierre.
A l’époque d’Atget, la façade de l’hôtel Lauzun, appelé aussi hôtel Pimodan par les gens de lettres, semble bien sombre; on imagine voir le fantôme de Baudelaire, dans sa mansarde, au dernier étage de l’hôtel, derrière « les persiennes, abri des secrètes luxures, s’exerçant seul à sa fantasque escrime, flairant dans tous les coins les hasards de la rime ».
(Le Soleil – Les Fleurs du Mal)
Le jeune Baudelaire y connut ses débuts littéraires et y écrivit un grand nombre des Fleurs du Mal. Il s'y initia également aux Paradis artificiels avec Théophile Gautier, Balzac, Delacroix et Daumier, lors des séances du club des Haschischins dans l’atelier du peintre Fernand Boissard. Cependant dans le Poème du haschisch où il décrit si bien la composition et les différents effets de la confiture verte, il y montre aussi la méfiance qu’il en éprouve: « j’avouerai que les poisons excitants me semblent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais même une de ses incorporations les plus parfaites. »
Jeanne Duval, sa muse, loge à proximité, au 6 rue Le Regrattier et partage sa vie de bohème :
Volupté, sois toujours ma reine !
Prends le masque d'une sirène
Faite de chair et de velours,
Ou verse-moi tes sommeils lourds
Dans le vin informe et mystique,
Volupté, fantôme élastque !
La prière d’un païen – Les fleurs du Mal
Le quai d’Anjou superbement saisi sur les plaques d’Atget est désert.
La douceur sereine qui s’en dégage est immuable. Cette même douceur baigne encore aujourd’hui les façades bien alignées des maisons, où le même peuplier vient y projeter l’ombre de sa frondaison.
Mais certains détails nous font réaliser que l’authenticité pittoresque du lieu immortalisé par le photographe est définitivement abolie.
Ainsi, à gauche sur la photo, l’alignement des bateaux-lavoirs, depuis longtemps disparus, nous rappelle qu’autrefois, il fallait se contenter de laver son linge à la rivière ou à la fontaine. Au XIXème et encore au début du XXème, les lavoirs publics mais payants permettaient encore aux blanchisseuses professionnelles et aux ménagères de laver leur linge. Les derniers disparaîtront dans les années 1960, remplacés par le confort moderne et les laveries automatiques.
Les deux petites silhouettes de pêcheurs, en bas à gauche au pied de l’arbre, seules âmes du quai désert, renvoient aussi à un passé révolu.
Enfin, cette petite pissotière qui jette une curieuse ombre presque incongrue au centre de la photo d'Atget appartient aussi au passé.
Aujourd’hui, c’est un lieu toujours tranquille, à peine troublé par quelques groupes de visiteurs qui sous la houlette d’un guide admirent dans un silence recueilli les façades des fastueux hôtels particuliers.
Alors que le quai d’Anjou est celui des hôtels particuliers au luxe somptueux, le quai de Bourbon est d’une opulence plus austère. Les hôtels Le Charron et Jassaud semblent bien mesurés en comparaison des hôtels Lambert et de Lauzun.
Son quai droit et tranquille débouche sur la pointe ouest de l’île d’où affluent les touristes et autres gourmands à la recherche de glaces Berthillon. Toujours un peu froid et privé de soleil, il semble plus guindé et distant du temps d’Atget, à l’instar des gens de loi qui l’habitèrent autrefois.
Autrefois, les cabarets étaient des établissements où l’on vendait le vin en pot et au tonneau ; ces commerces protégés par des grilles étaient aisément identifiables par une enseigne.
De nos jours, restaurant après avoir été club de jazz, cet établissement du XVIIème siècle a gardé sa grille classée et l'imposte ornée d’une belle grappe de pinot en fer forgé. On l’imagine bien à l’époque de sa création, avec sa clientèle attitrée de mariniers s’y arrêtant pour prendre un pichet de beaujolais.
Juste à côté au 3, quai de Bourbon se trouvait une très jolie devanture réalisée vers 1775. Sur la photo prise par Eugène Atget vers 1900, on peut en admirer l' élégance qui contraste avec le commerce plus prosaïque d'une quincaillerie. Au début de l'année 1916, la boutique fut démolie et sa devanture acquise par un antiquaire qui la vendit à Jack Pierpont Morgan Junior, financier et collectionneur américain. On peut aujourd'hui la voir au New York Metropolitan Museum of Art.
Boutique Louis XVI
3, quai de Bourbon
Atget - vers 1900
(BnF)
Le propriétaire du vaste hôtel particulier bâti à l'angle du quai de Bourbon et de la rue Le Regrattier, était Nicolas Jassaud, ancien secrétaire de Louis XIV. Le magistrat avait installé à l'encoignure de sa maison une statue de Saint-Nicolas, son patron et celui de la confrérie des mariniers dont il était le dignitaire. La statue a été très certainement mutilée sous la Révolution.
Oui, mais alors d’où vient le nom de la rue de la Femme-sans-Teste dont on peut encore lire l’inscription gravée dans la pierre, juste au-dessous de la statue ?
Il y avait autrefois une taverne dont l’enseigne représentait une femme sans tête, tenant un pichet à la main ... avait-elle perdu la tête sous l'effet du vin ? Cette partie de la rue garda longtemps le nom donné par l’enseigne de la taverne sans relation avec la statue mutilée de Saint-Nicolas …
Qui ne de nos jours n’aimerait habiter quai d’Orléans ?
Difficile de comprendre les personnages de l’entourage de Swann qui trouvaient fort dégradant d’y vivre …
Que ce soit Odette, qui ne « comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans, que sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui »
ou que ce soit la parente de Marcel Proust qui rêvait de visiter le vieil hôtel dans lequel Swann entassait ses collections, mais qui « était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand-tante trouvait infâmant d’habiter. »
(Du côté de chez Swann – Marcel Proust.)
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu ;
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas ! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et pourtant solitaire ;
Et j'aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.
C’est dans cet hôtel situé au 12, dont la façade est élégamment soulignée d’un balcon à doubles courbures que le poète et dramaturge Félix Arvers est né en 1806, célèbre en son temps et complètement oublié de nos jours … Cet auteur romantique a notamment écrit un sonnet adressé à une femme aimée en secret, qui aurait été Marie Nodier-Mennessier, fille de l’académicien Charles Nodier.
De ce qui fut dit-on le plus bel hôtel de l’île, il ne nous reste que des dépendances et une arcade surmontée d’une maison à trois étages, qui enjambe la rue de Bretonvilliers, seuls vestiges après la destruction à la fin du XIXème siècle de l’hôtel Bretonvilliers. Sa façade s’ouvrait sur la rue qui a gardé son nom et ses jardins s’étendaient jusqu’à la pointe de l’île. Construit en 1640 par Jean du Cerceau pour le financier Claude Le Ragois de Bretonvilliers, il avait été décoré par les plus grands peintres de l’époque, tels que Mignard et Poussin. Morcelé sous la Révolution, sa démolition entreprise à partir de 1840, fut achevée avec la construction du pont Sully en 1874 et le percement du boulevard Henri IV.
Nous avons maintenant rejoint la rue de l'île Saint-Louis-en-l'île en passant sous l'arcade du pavillon de Bretonvilliers ...
La perspective de la rue est ponctuée du clocher à jour, dit clocher polonais, et d’une horloge en fer accrochée en surplomb à la façon des enseignes d’autrefois.
Le nom de Saint-Louis fut donné à l’île entière en juillet 1726, à l’occasion de la consécration de son église, bâtie sur une ancienne chapelle élevée un siècle auparavant. Elle est toute cachée au sein de l’île. Seule sa façade d’apparence modeste est visible de la rue. C’est donc presque avec surprise que l’on y découvre sa large nef voûtée en berceau et sa vaste coupole, où nous sommes transportés dans un autre monde silencieux très loin des cohortes de touristes qui lui préfèrent les vitrines des nombreuses boutiques et les glaces Berthillon.
Un catéchumène tristement célèbre y fut enfant de chœur : Landru !
Rue Saint-Louis-en-l’île
Atget - 1924
(Mission du Patrimoine photographique)
Cette vieille maison à la porte monumentale a été construite en 1637. La rue Poulletier occupe l’emplacement du fossé qui séparait autrefois l’île aux Vaches de l’île Notre Dame et qui était sur le tracé del'enceinte de Philippe Auguste, dans l’alignement des deux tours Barbeau et de la Tournelle.
Sans fortune, le fondateur de l’Ile Saint-Louis, Christophe Marie, dut faire appel au financement du banquier Lugles Le Poulletier et de François le Regrattier avec lesquels il s’associa. Cette association ne fut pas sans difficulté et de nombreux procès entre eux et avec les propriétaires de l’île vinrent entraver la bonne progression des travaux. Marie aura assez vécu cependant pour voir la réalisation de l’œuvre dont il fut l’instigateur, mais il mourra cependant pauvre et sans avoir même pu se garder un logement au milieu des splendides demeures de l’île.
Texte / Photos : Martine Combes
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