Hora fugit - Un peu de Paris
La promenade dans ce quartier autrefois industrieux dédié au secteur du textile et de la confection est à faire de préférence un jour de semaine.
Bien que très touchée par la délocalisation, cette activité du prêt-à-porter développée à partir de la Libération et des années 1950 essaie vaille que vaille à se maintenir.
Ces dernières années, de nouvelles startups dans le domaine de la technologie se sont également implantées dans les locaux délaissés par les ateliers de confection.
Cette promenade passe par un dédale de petites rues étroites et encombrées, extrêmement actives en semaine et qui communiquent par un entrelacs de passages couverts caractéristiques des XVIII° et XIX° siècles.
Le quartier du Sentier, délimité par le boulevard de Bonne-Nouvelle au nord, le boulevard de Sébastopol à l’est, la rue Réaumur au sud et la rue Montmartre à l’ouest, est déjà à l’époque d’Atget dévolu à la confection et à la fabrication d’ accessoires de mode. Il était aussi à cette époque le quartier central de l’imprimerie et de la presse dont il ne reste plus rien aujourd’hui hormis quelques traces ici ou là sur quelques façades.
Au Moyen Age, ce quartier abritait la plus grande cour des miracles de Paris, endroit connu sous le nom de fief d’Alby, si dangereux et si sale que personne en dehors de la communauté des mendiants n’osait s’y aventurer. C’est en 1784, qu’au grand soulagement des Parisiens, un édit royal en ordonna la destruction pour y installer un marché de poissons ; ce n’est toutefois pas pour immortaliser cet excellent changement que le quartier a pris le nom de Bonne Nouvelle dont le nom vient simplement d’une chapelle édifiée en 1551 dédiée à Notre Dame de Bonne Nouvelle en souvenir de l’Annonciation.
Nous partons du boulevard de Bonne-Nouvelle au niveau du théâtre du Gymnase Marie Bell.
Le Boulevard a été ouvert sur le tracé de la muraille de Charles V construite au XIV° siècle pour remplacer celle de Philippe Auguste côté rive droite. C’est sur les vestiges de cette enceinte qui délimitait le nord de Paris entre la Bastille et la porte Saint-Denis que les boulevards furent aménagés sous le règne de Louis XIV. Au début, ce ne sont que des voies en terre battue et plantée d’arbres, auxquelles on donne le nom de boulevard qui en terme militaire désigne la fortification extérieure d’une place forte constituée par un terre-plein en avant des remparts.
Puis les boulevards devinrent des lieux de promenade pour les Parisiens. Au 19ème siècle, sur plus de quatre kilomètres entre la Bastille et la Madeleine, ils furent très à la mode en étant le haut lieu des fêtes parisiennes.
Le nom des boulevards changent en fonction des quartiers qu’ils traversent tout comme leur atmosphère. Ainsi, par exemple, le boulevard de Bonne-Nouvelle avec la rue toute proche de Saint-Denis a toujours été très populaire.
Le théâtre du Gymnase, inauguré en 1820 eut immédiatement du succès avec les premières représentations des vaudevilles écrits par Scribe. D’autres grands auteurs comme Alexandre Dumas, Balzac, George Sand, Sardou y furent aussi joués en leur temps. C'est depuis 1958 que le théâtre porte également le nom de Marie Bell en hommage à la tragédienne.
Au coin du Rex, prenons la rue Poissonnière. Le cinéma géant des années trente a tout d’un immeuble de Broadway avec son imposante façade où sont projetées des images en continu. Il marque aussi la limite entre les boulevards et un autre monde où s’étend le quartier du Sentier.
Le nom de la rue évoque le chemin emprunté par les marchands venant des ports du Nord et apporter le poisson et les crustacés aux Halles toute proches.
Plus rien n’évoque le cheminement des marchands assurant le lien entre la mer et le ventre de Paris, comme il ne subsiste plus rien de cet hôtel du 17° siècle aux si délicates ferronneries photographié par Atget avant sa démolition en 1907. A sa place, se dresse un imposant immeuble néo classique où trois mascarons aux têtes sévères se détachent de la façade; Si l’immeuble est de facture très classique, c'est aussi un data center de 1250 m² reflétant l’activité informatique largement exercée aujourd’hui dans le quartier du Sentier. En descendant la rue Poissonnière, au 2, noter la belle façade de l'hôtel de Noisy au n° 2.
Continuons par la rue des Petits-Carreaux, puis à gauche la rue d’Aboukir jusqu’à la place du Caire.
Arrivés sur la place, l'oeil est attiré par les trois têtes monumentales de la déesse Hathor qui ornent la façade de l’immeuble où s’ouvre le passage du Caire, au n°2. C’est sur l’emplacement d’un ancien couvent qui s’étendait entre la rue Saint-Denis et la petite rue des forges que furent percées en 1798 la rue et le passage du Caire dont le nom commémore la campagne de Bonaparte en Egypte. Le souvenir de cette conquête militaire accompagnée d’une expédition scientifique s’est également étendu aux rues avoisinantes : rues d’Aboukir, d’Alexandrie, du Nil et Damiette.
C’est à l’emplacement de ces rues que se situait autrefois la plus grande Cour des Miracles à Paris. Ce repaire de mendiants et de voleurs a été décrit avec puissance par Victor Hugo dans son livre Notre-Dame de Paris. Comme ils utilisaient un langage codé, on les avait surnommés les argotiers. Le jour, ils partaient en ville mendier en usant de stratagèmes : faux-estropiés, faux-aveugles, sabouleux qui dissimulaient un morceau de savon dans la bouche pour simuler des crises d’épilepsie, francs-mitoux qui se faisaient passer pour lépreux … le soir, ils revenaient à la Cour accomplir ce miracle quotidien en se débarrassant des marques de leurs fausses infirmités.
On peut remarquer sur la photo prise par Atget la présence d’imprimeries au dessus du passage car à son époque le quartier était aussi celui de la presse et de la typographie; les artisans imprimeurs partageaient le passage avec les fabricants de chapeaux de paille.
Il n’est pas rare de trouver sur cette place quelques émigrés attendant qu’un fabricant leur propose un travail de manutention. On n’est pas loin finalement de ce portefaix photographié par Atget et de ceux décrits par Louis-Sébastien Mercier qui écrivait: « Nous avons au coin des rues, des Hercules et des Milons de Crotone, pour emménager ou déménager nos meubles, et porter les fardeaux du commerce. Vous les appelez d’un signe, et ils sont à vous avec leurs crochets ; appuyés sur des bornes, ils attendent qu’on leur donne de l’emploi. »
Ils sont aujourd’hui munis d’un diable et d’un portable, attendant qu’on les appelle pour acheminer des cartons à travers les rues étroites. Ils livrent les collections aux transporteurs garés à l’écart dans d’autres rues plus larges et assurent le lien entre ateliers et lmagasins de grossistes.
Le soir, il n’est pas rare non plus de rencontrer des chiffonniers venant récupérer sur le trottoir quelques restes de tissu et de galons qu’ils emportent discrètement dans un caddie. Là encore, il nous vient immanquablement à l’esprit l’image du chiffonnier immortalisé par Atget.
Ouvert en 1798, le passage du Caire est non seulement le passage le plus ancien de Paris mais aussi le plus long, avec ses trois galeries distinctes, Sainte-Foy, Saint-Denis et du Caire. A une époque où les les profanations étaient courantes et par besoin de larges pierres pour daller le sol du passage, on n'hésita pas à utiliser celles des tombes des religieuses du couvent des Filles-Dieu. Le flâneur a toujours été rare dans ce passage investi dès le départ par des imprimeurs, des lithographes, ainsi que des fabriquants d’accessoires de mode : cravates, chapeaux de paille, gants, faux-cols et manchettes.
De même de nos jours, on ne croise guère que des commerçants venus s’approvisionner chez les grossistes en confection et en articles pour vitrines.
La vue des nombreux mannequins exposés dans les vitrines du Passage du Caire nous renvoie naturellement aux photographies d’Atget qui attrayaient tant Man Ray par leur caractère surréaliste … comme ce magasin pour enfants photographié par Atget en 1925 Avenue des Gobelins (photo Getty Museum)
Passage du Caire, prenons l'allée d’Alexandrie qui débouche rue d'Alexandrie que nous prenons à droite. Tournons à gauche dans la rue Saint-Denis.
Le passage Sainte-Foy s’ouvre aux 261-263.
La rue Saint-Denis est bien connue pour une autre activité que celle du textile. Le plus vieux métier du monde s’y exerce depuis toujours, autrefois par les tapineuses de la cour des miracles et encore aujourd’hui par des dames fort siliconées. Lors de ma dernière promenade, deux d’entre elles encadraient l’entrée étroite du passage Sainte-Foy.
Au bout du passage, le petit escalier mène à la rue Sainte-Foy. En fait, ces quelques marches permettent de franchir les vestiges du chemin de ronde des remparts de Charles V construits vers 1370. Il est tout à fait de propos ici de donner une des versions de l’origine du mot bordel : au Moyen Age, la prostitution n’était autorisée qu’en dehors des fortifications; les prostituées se tenaient donc dans des baraques en bordure de Paris, que les clients appelaient des bordes et leurs tenancières des bordelières …
Un bouton sur la gauche quelques pas avant la sortie rue Sainte-Foy permet l’ouverture de la grille.
Prenons la rue Sainte-Foy à droite et au 13, empruntons un autre passage, en réalité un bar-tabac tout en longueur fréquenté par les habitués du quartier.
La sortie du bar débouche au 120, rue d’Aboukir que nous prenons sur notre gauche. En chemin, nous pouvons admirer de belles vitrines de fabricants. Tournons à droite dans la rue Saint-Philippe où sont concentrés les magasins de grossistes en tissus.
Prenons à droite la rue de Cléry, autrefois chemin qui côté campagne, longeait les fossés de l’enceinte Charles V. Puis à gauche, grimpons les quatorze marches de la minuscule rue des Degrés, la plus courte de Paris et sans habitation. Nous arrivons rue Beauregard. Sur la gauche nous voyons l’église Notre Dame de Bonne-Nouvelle qui a donné son nom au quartier. Si l’on choisit d’y faire le détour, revenons ensuite sur nos pas jusqu’à la rue Chénier.
De la rue Beauregard, on peut voir le clocher du XVIIème siècle, élément le plus ancien de cette église sans grâce reconstruite en 1830. A cette occasion, en creusant ses fondations en 1824 on aurait trouvé des racines et des sarments encore intacts de l’ancien vignoble qui poussait autrefois sur les flancs de la butte du Mont-Orgueil. La vision bucolique que l’on devait avoir de ce mont a laissé le nom de Beauregard à la rue. L’intérieur de l’église renferme quelques curiosités : Un baptistère à immersion complète creusé en 1990 dans le pavage de l’église devant l’autel ; la chasuble portée par le dernier confesseur du roi Louis XVI, l’abbé Edgeworth de Firmont, pour la messe donnée le matin de son exécution.
L’ombre de Louis XVI vivant ses derniers moments plane décidément dans cette rue.
C’est ici, le 21 janvier 1793, à l’angle des rues Beauregard, de Cléry et Chénier que le baron de Batz tenta désespérément de sauver le roi de l’échafaud. Les cinq cents conjurés qui devaient accompagner le baron dans cet ultime geste devaient se masser devant cette maison étroite et penchée à l'angle des trois vieilles rues.
A cette époque, le terrain était très en pente et dominait le boulevard de Bonne-Nouvelle pas encore nivelé. Il était prévu qu’à cet endroit du boulevard, quand le cortège conduisant le roi aurait à ralentir pour en gravir la pente, les cinq cents hommes armés devaient dévaler en masse des rues de Cléry, Beauregard et de la Lune, percer les haies des gardes nationaux et sauver le roi.
Mais à son grand désarroi, le baron ne retrouva que vingt-cinq conjurés au point du rendez-vous. Vers les trois heures du matin du 21 janvier, tous les conjurés ayant été dénoncés furent arrêtés. Le Baron et ses quelques autres compagnons durent leur salut au fait qu'ils ne passèrent pas la nuit chez eux. Malgré son isolement, le baron s’élança héroïquement en criant : « A moi, ceux qui veulent sauver le Roi!». Après cette vaine tentative vouée à l’échec, il parvint cependant à s’enfuir pendant que les quelques intrépides qui l’avaient suivi furent traqués et tués ; ceci sans que le funèbre cortège soit même ralenti dans sa marche fatale.
Si la rue des Degrés est la plus courte de Paris, la maison qui s’élève au carrefour des rues Beauregard et de Cléry est aussi la plus étroite de la capitale et ne comporte qu’une petite pièce par étage. En 1909, date à laquelle Atget a pris la photo, le commerce de vins a pour enseigne « Au Poète de 93 », car c’est là, comme l’indique une plaque, qu’André Chénier habita en 1793. Le jeune poète était aussi connu pour ses prises de position politiques contre la Terreur et pour ses critiques sur Marat et Robespierre. Un an après avoir écrit son ode à Charlotte Corday, il fut arrêté et guillotiné en 1794 à l’âge de trente et un ans.
Sur la photo d'Atget, on peut discerner au premier étage de la maison le portrait d’un homme qui n’a rien à voir avec le poète ; plus prosaïquement, il s’agit d’une affiche montrant un garçon de café, la serviette sous le bras, faisant la réclame pour La Française qui était un bureau de recrutement. Aujourd’hui, l’affiche a fait place à une plaque de rue nous indiquant que l’endroit est dorénavant la pointe Trigano.
Descendons la rue de la Lune vers le boulevard où se détache l’imposant arc de triomphe construit par François Blondel en hommage aux victoires remportées par Louis XIV et remontons la rue Saint-Denis jusqu’au carrefour des rues Sainte-Foy et Blondel.
Me voyant photographier la devanture de son salon, le sympathique coiffeur Maxime arborant chapeau à large bords et lunettes fumées m’a fait entrer dans son salon pour me montrer la reproduction de la photo d’Atget accrochée à l’un des murs. La boucle était ainsi bouclée, ce qui je dois dire n’est finalement pas si surprenant dans un salon de coiffure …
Quittons ce coiffeur pour dames dont une partie de la clientèle doit être composée de celles de la rue Blondel, où nous allons maintenant.
Si les maisons closes qui ont fait la célébrité de la rue ont fermé, l’activité principale de la rue est restée la même …
Atget a nommé très sobrement « Brasserie » l’établissement situé au 16, rue Blondel. Le guide du Marquis de Rochegude publié en 1910, date qui coïncide avec celle de la photo prise par Atget, mentionne cette façade très Art Nouveau, désormais disparue, qui s’intitulait Paradis japonais. Plus tard, l’adresse sera très connue pour sa maison close Au Moulin. On peut donc penser que cette « brasserie » était plutôt du genre café montant où les clients empruntaient un escalier discret pour d’autres types de consommations à l’étage.
Revenons rue Saint-Denis et poursuivons jusqu’au 232 où s’ouvre le passage Lemoine entièrement voué à la confection et qui à travers trois cours successives nous conduit au boulevard Sébastopol.
Le boulevard Sébastopol, percé sous Haussmann est lui aussi complètement consacré au secteur de l’habillement. Allons jusqu’au 131 où a été tourné une scène du film consacré au Sentier, « La Vérité si je mens 1 ». Dans ce film on peut reconnaître la cour pavée qui fait suite au très bel hôtel particulier , construit vers 1735.
Une dernière petite cour nous permet d’atteindre la rue Saint-Denis aux n° 224-226. Descendons la rue jusqu’à la rue d’Alexandrie.
Continuons de descendre la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Réaumur. Tournons à droite rue Réaumur jusqu’à la rue Dussoubs. Les adresses de fabricants de part et d’autre de la rue sont ici plutôt dans le haut de gamme.
De l’autre côté de la rue remarquons la façade très décorée de l’immeuble aux 61-63, rue Réaumur. Si l'on regarde bien le coin que fait l’immeuble avec la rue Saint-Denis, on peut voir que cet immeuble tape à l’œil, construit pour un grossiste en tissus qui cherchait à impressionner, n’est profond que de deux mètres environ. La vérité si je mens, en quelque sorte …
Prenons la rue Dussoubs à droite, où deux vieux puits encastrés dans la façade sont encore visibles aux n°25 et 27.
La plaque sur la façade du 21 rappelle que la maison fut celle où mourut Goldoni à l’âge de 86 ans, en 1793. Surnommé le Molière italien il décida de quitter Venise en 1762 pour s’installer à Paris. Adopté à la cour, il enseigna l’italien aux filles de Louis XV et dirigea le Théâtre Italien à Paris. La pension que Louis XVI lui avait fait octroyer fut supprimée par la Révolution en 1792 et c’est donc dans le dénuement qu’il mourut en février 1793.
La rue Dussoubs a conservé un grand nombre de maisons anciennes. Comme un peu plus loin cet ancien hôtel au n°17.
... et plus particulièrement au n°22 rue Dussoubs, cet hôtel du XVII° siècle dont la splendide façade sur cour est classée.
Revenons sur nos pas et tournons à gauche dans la rue Saint-Sauveur, puis à droite rue des Petits-Carreaux, jusqu’à la rue des Jeuneurs à gauche, puis la rue du Sentier à droite. De là nous rejoindrons les Grands-Boulevards où notre promenade se terminera non loin de son point de départ.
La rue du Sentier qui a donné son nom au quartier à une sonorité champêtre et presque poétique. A ce propos, relisons le poète Prévert qui écrit dans Paris est tout petit:
« Bien avant les dernières créations urbaines du Baron Haussmann, les rues étaient les sentiers des villes. Aujourd’hui l’une d’elles s’appelle encore rue du Sentier. On y confectionne et vend des choses indispensables aux dernières créations de la mode à Paris.
Autrefois, cette rue n’était qu’une ruelle qui fut successivement appelée rue du Chantier, rue Centier et rue Centière.
Au cours du rude hiver 1612-1613, un loup affamé est venu jusqu’à cette ruelle. Ce pauvre loup n’eut pas l’honneur de donner son nom à une rue de Paris comme la colombe, le chat-qui-pêche, les lions, les ours, les alouettes, le renard ou la baleine qui, elle, eut tout de même droit à une petite impasse dans le onzième. »
Texte / Photos : Martine Combes
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